BRANKA FOTIC-PARMENTIER EST NÉE À INDJÏA DANS LA PROVINCE AUTONOME DE VOÏVODINE EN YOUGOSLAVIE. AVEC SES PARENTS ELLE A IMMIGRÉ EN FRANCE EN 1966, FAIT DES ÉTUDES DE PHILOSOPHIE QU'ELLE ENSEIGNE, PUIS S'EST INTERESSÉE À LA PSYCHANALYSE QU'ELLE EXERCE COMME ANALYSTE À PARIS Où ELLE VIT.

RÉ-CRÉATION EST SA SECONDE ÉVOCATION D'UN MONDE YOUGOSLAVE QUITTÉ(LA PREMIÈRE S'INTITULAIT &laqno; SMILÏA OU LA DOUBLE INCONSTANCE DE L'ORIGINE ET DE LA FEMME ») ALORS QU'ELLE N'ÉTAIT QU'UNE ENFANT, SOUS FORME DE BIOGRAPHIE ROMANCÉE ET DOULOUREUSEMENT PROVOQUÉE PAR LA RÉCENTE GUERRE.

C'EST UNE RÉFLEXION LYRIQUE SUR LE MOUVEMENT DE L'INTELLIGENCE COMME NAISSANCE DU FÉMININ.

L'ÉCRITURE REPRÉSENTE POUR BRANKA UNE NÉCESSITÉ DE SURVIE, UN SOUFFLE &laqno; RECRÉÉ » FACE AU TRAGIQUE DESTIN D'UN PEUPLE EN TOURMENTE ET QUI RESTE LE SIEN.

 

 

Jardin et Transcendance

 

Il y avait une fleur dans le jardin de Smilia.

 

(Smilia était maîtresse en ses jardins, Radovane maître de ses champs : au début il m'y a emmenée à cheval, en charrette, puis plus tard en Solex ramasser du foin coupé et du maïs pour l'égrainer...)

 

Cette fleur s'appelait &laqno; la nuit et le jour », parce qu'elle avait la particularité de conserver clos ses pétales le jour et de les déployer la nuit en répandant une odeur sensuelle et orientale.

 

Il s'en trouvait de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

 

Nous nous asseyions souvent à même le sol ou sur les troncs d'arbres coupés, les jours d'orages et de pluies, pour respirer la transcendance en ces lieux poivrés et sucrés.

 

Les vergers d'abord : cerisaie blanche, rose puis rouge, prunelaie blanche, mauve, bleu profond, abricotier blanc, jaune paille, orange, pêchers blancs et jaunes, treilles muscates, raisins noirs ou rouges, des clochettes à l'infini, violettes parme, rosées printanières, gelées hivernales, bruns ocre et teintes &laqno; brugnon » des crépuscules automnaux ; le paradis des fruits, des fleurs, des couleurs et des arbres.

 

J'aurais pu vivre, comme l'a écrit Marguerite Duras, des journées et des nuits entières dans les arbres, sous les arbres, adossée aux arbres, peaux de velours, écorces remplies du miel de leur pousse intime, coussins gigantesques et accueillants, ombrelles de tiges fraîches et fournies, feuilles aigres-douces au souffle sonore traversé par l'onctuosité des vents divers.

 

En dormant à la belle étoile dans les jardins, je recevais de la terre slave une éducation où le corps à travers la perception et ses cinq sens apprenait à transfigurer les impressions premières en d'intuitives analyses de comparaison et de synthèse.

Les tiges de menthes vertes émigraient ensuite aux cuisines.

 

Les coings trônaient sur les armoires à linge.

 

Les lilas blancs et roses dormaient délicatement en grappes sur les tables de travail pour suggérer que la beauté est le symbole de la vérité.

Les herbes rares remplissaient des pots de faïence entrouverts afin de laisser échapper leur odeur singulière.

 

J'aimais aussi toucher la ligne courbe des corolles gorgées d'eau et de lumières noyées dans des brocs pour parfumer de leur générosité la toilette matinale sans salle de bain.

 

Nous venions de peler les tomates, de les arroser de basilic, pour en retirer le jus, les mains rouges dans les baquets, faisant provision pour l'hiver du concentré à assaisonner tous les plats, surtout la sauce sucrée et salée qui agrémentait des pommes de terre rissolées...

 

Quand Baba dit :

 

&laqno; La joie est simple. Il n'est pas vrai que le bonheur soit inaccessible. Il suffit de prendre ce qu'il y a à portée de nos mains, d'écouter l'alchimie de nos curs créateurs et de transformer la matière en plaisir de l'esprit, et des sens aussi.

Combien de fois avons-nous dû recommencer notre vie, repartir à zéro !

 

À Sremski-Mihalievtsi, nous avions déjà une maison, celle de Radovane, brûlée en représailles.

 

Radovane ne tua personne pendant la guerre, mais il participa à la résistance. En sa qualité de cordonnier, il fabriqua des bottes pour les partisans.

 

Combien de fois ne fus-je pas menacée par les fusils ennemis ! Jusqu'à ce nazi qui, me regardant, me dit : &laqno; Eh ! Toi, la petite Serbe! Je ne sais pas pourquoi je ne peux pas te tuer ! Pourtant j'en ai massacré des centaines, de tes frères, mais va savoir pourquoi je ne peux maintenant presser sur la gâchette ! Mais je peux te frapper ! »

 

Il me porta un grand coup de crosse au menton.

 

Et cette autre fois où les obus pleuvaient alors que j'étais sortie puiser de l'eau pour les biberons de ta mère et de ton oncle Dragolioub qui venait de naître.

 

Je suis restée figée à un endroit sans bouger pendant un moment qui m'a paru interminable.

 

Le seau, la boue, la terre étaient creusés par le feu des grenades.

Je suis restée en vie.

 

Et ce jour qui dure dans ma mémoire, où infectée par une fausse couche, condamnée par manque de soins - la misère de notre peuple ! -, et cette infirmière qui s'était prise d'affection pour moi, que je n'oublie pas dans mes prières, qui rêva les ingrédients d'une mixture capable de remplacer la pénicilline encore inexistante, pour ne plus s'en souvenir, une fois et aussitôt la compresse appliquée, et qui me sauva miraculeusement la vie.

 

Elle était la main de l'ange.

 

La maison de Mihalievtsi ayant été brûlée, l'État yougoslave nous trouva cette maison-ci, à Indjïa, en remerciement des services de résistance rendus.

 

Pourtant, je rends grâce pour tout, le pur comme l'impur, et je te dis que le bonheur, c'est de savoir continuer à sourire malgré les épreuves de la vie. »